Le voyage du pape François en Iraq a été présenté par les médias comme un puissant symbole d’espoir pour les chrétiens d’Orient trop souvent délaissés. Il est vrai que cette expédition au cœur d’une région récemment ravagée par l’islamisme n’était pas sans risque et avait le mérite d’une mise en lumière de la situation tragique de ces chrétiens.
Les discours du pape lors de ses passages dans les villes d’Iraq se donnaient pour but d’encourager les chrétiens à rester dignes dans leurs détresses mais également à progresser dans la fraternité avec les musulmans. « Fratelli tutti » restant la ligne directrice du souverain pontife.
Mais si peu de temps après les exactions sanguinaires du groupe islamique Daesh, le challenge semble humainement exorbitant, c’est sans doute pourquoi le pape a publiquement rencontré le grand imam chiite Al Sistani, religieux d’origine iranienne. Et c’est dans la ville de Ur, marquée par la figure tutélaire d’Abraham, que le pape a évoqué une étonnante dimension œcuménique de ce personnage biblique majeur, également présent dans le coran sous le nom d’Ibrahim. Le pape a souligné le rôle fédérateur, selon lui, d’« Abraham père des croyants », supposé vecteur d’une fraternité de tous les monothéistes, comme se plaisent à le répéter les agences de presse.
Ce discours plein de bonnes intentions peut-il transformer une coexistence séculairement conflictuelle en une convivance harmonieuse autour de ce que serait une foi abrahamique commune, si tant est qu’elle existe? La Mésopotamie a été dans le passé une terre juive et chrétienne florissante, mais l’arrivée de l’islam l’a progressivement vidée de sa substance civilisationnelle et les populations locales ont été exterminées, déportées et réduites en esclavage. A ce jour, les chrétiens d’Iraq, survivants d’une des plus anciennes communautés chrétiennes, vivent encore repliés dans l’insécurité, et les menaces persistent au quotidien, car l’Etat irakien ne prend pas les moyens d’assurer leur légitimité et leur protection.
Comment perdre de vue que le drapeau national comporte la mention « Allahou akbar » Allah est LE plus grand, et que la constitution du pays mentionne clairement que les citoyens reconnus sont les chiites, les sunnites et les kurdes. L’absence des chrétiens dans ce programme islamique suppose leur future expatriation puisque visiblement la minuscule minorité qui subsiste aujourd’hui n’est pas la bienvenue.
Or les discours du pape et l’entretien avec le grand imam laissent supposer que la question peut être résolue sous les auspices d’Abraham-Ibrahim. Mais ce personnage doté de tant de charismes est-il réellement un père commun pour les croyants du judaïsme, du christianisme et de l’islam ?
Il serait intellectuellement malhonnête de le prétendre, car l’Abraham de la bible ne correspond pas à l’Ibrahim du coran.
Dans la bible, Abraham ami de Dieu et père de son peuple, représente le début de l’alliance. Cette alliance est liée à la promesse d’une terre attribuée à la descendance d’Isaac mais aussi bénédiction pour toutes les nations. La notion d’histoire en mouvement est déjà présente. Abraham eut foi en Dieu et fut même prêt à lui sacrifier son fils Isaac.
Dans le coran, Ibrahim ne correspond pas du tout à cette vision spirituelle. On est dans le registre de la nature plus que dans celui de l’histoire. C’est un homme qui en contemplant les astres découvre qu’on ne peut en faire des dieux, car c’est Allah qui les a créés. Il se différencie par-là de tous les polythéistes, Ibrahim est donc la figure emblématique du monothéiste (hanif). « Entièrement soumis (=musulman) à Allah ». Le coran montre Ibrahim allant avec son fils Ismaël construire la kaaba à La Mecque, séquence absente de la bible. Le récit du sacrifice du fils d’Ibrahim au Mont Moriah ne précise pas s’il s’agit d’Isaac ou d’Ismaël, mais les commentateurs ont majoritairement choisi Ismaël – sauf quelques-uns comme Tabari – présenté comme ancêtre des Arabes (alors que sa mère Agar était égyptienne).
Ce qui veut dire que les musulmans, lorsqu’ils se réclament d’Ibrahim ne rejoignent pas la foi en Abraham qu’ont les juifs et les chrétiens, membres de l’alliance, terme inconnu du coran. Du fait que les musulmans rejettent la bible comme étant falsifiée, ils ne se retrouvent pas dans l’Abraham biblique. Certains esprits du siècle passé comme Massignon ont voulu à tout prix magnifier l’abrahamisme du coran, considérant le Livre de Mahomet comme une simple variante de la bible. Ces confusions théologiques ne mènent évidemment nulle part et les raccourcis démagogiques augurent de cuisantes désillusions.
Lors d’un des discours du pape François invitant à l’unité autour d’Abraham, un muezzin a chanté un verset de la sourate Ibrahim dont une phrase dit « ne pense pas qu’Allah reste inattentif à ce que font les injustes », terme habituellement rendu par les « associateurs », qui vise spécifiquement les chrétiens. Refusant la mission du Christ, le coran condamne sévèrement ceux qui associent un être humain au Dieu transcendant, (péché du shirk) et encourage les vrais croyants à les convertir ou à les éliminer.
L’incident est passé quasiment inaperçu, mais il est la répétition de ce qui s’était déroulé quelques années plus tôt lors d’une rencontre interreligieuse dans le jardin du Vatican où un imam avait chanté comme message subliminal une sourate belliqueuse non prévue au programme.
Concernant l’Iraq actuel et ses communautés chrétiennes coexistant avec des majorités musulmanes, il est clair que tout ce qui peut améliorer leur sort est le bienvenu. Toutefois le signal, il est vrai tardif, donné à l’égard des chrétiens par le pape François pourra-t-il changer la donne et faciliter la survie de familles éprouvées et fragilisées ? La référence à un Abraham double-face idéalisé suffit-elle pour panser les blessures et inaugurer de nouvelles relations ? Voilà qui semble bien ambigu, vu la puissance de la mémoire collective de l’islam et les injonctions incontournables du coran. Seule la solidarité attentionnée des chrétiens d’Occident et leur prière fervente pourront garantir la mise en place de solutions pérennes sur le terrain, sachant que l’Abraham de la bible était un homme qui « espérait contre toute espérance ».
Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Abbé Alain René Arbez, prêtre catholique, commission judéo-catholique de la conférence des évêques suisses et de la fédération suisse des communautés israélites, pour Dreuz.info.
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